samedi 11 septembre 2010

 Poètes de Tunisie
Salah Garmadi (12 avril 1933 16 mars 1982)

Après avoir présenté dans le numéro précédent de Lumières, Mario scalési, nous essayons de vous faire découvrir à présent, un autre poète tunisien d’expression française : Salah Garmadi. Ce poète bilingue est né au cœur du quartier populaire, Halfaouine, à Tunis, au 49 de la rue Essouahel.
 « notre rue est une pieuvre aux doigts non teints de henné »
« notre rue est une latrine borgne odorifière »
« notre rue est un four où les rêves  sont brûlés »1
Fils d’ouvrier, il a exercé tout en poursuivant ses études au collége Sadiki, divers métiers manuels en menuiserie et en poterie. Doué pour les lettres, il part en France( Bordeaux, Lyon, Paris) pour des études supérieures. Il y obtient une licence d’arabe et une licence d’anglais. A Paris, il obtient l’agrégation de langue et de littérature arabe. De retour à Tunis, il se consacre à l’enseignement. Il a enseigné durant une vingtaine d’années la phonétique arabe et la linguistique générale à la faculté des lettres de Tunis.
 Cet « homme de chaleur, de bonté et d’extrême humanité »2 comme le notait son fils Faouzi, était une personne vénérée par ses étudiants qui n’hésitaient pas à l’appeler « Am Salah », sobriquet traduisant l’estime et l’affection que lui vouaient ses apprenants.
Maniant l’arabe comme le français, cette langue qu’il s’était appropriée, Salh Garmadi, a traduit du français vers l’arabe : Cours de linguistique générale de F. de Saussure, Eléments de linguistique générale de Martinet, Je t’offrirai une gazelle, de Malek Haddad, Moha le fou moha le sage de Tahar ben Jelloun. Il a traduit de l’arabe en français L’observateur des étoiles de Douagi.
Linguiste, chercheur, conférencier, dramaturge, traducteur, nouvelliste et poète, Garmadi est connu grâce à ses nouvelles  Le frigidaire3 et à ses deux recueils de poésie : l’un est bilingue  Avec ou sans- Allahma El Haya 4 l’autre est en français  Nos ancêtres les bédouins.5 Dans ce deuxième recueil,  on décèle des emprunts à la langue arabe. Cette interférence linguistique permet au poète de créer parfois des associations insolites qu’on peut rencontrer dans la plupart de ses poèmes.
 S’exprimer en français est une situation douloureuse pour certains qui optent souvent pour le mutisme. Au contraire,  Salah Garmadi, ce bâtard linguistique assume pleinement cette situation. Il déclare, à ce propos : «  au silence mortel, je préfère la déchirure et à la bouche close ne serait-ce qu’un murmure ».




Si le mal de vivre de certains poètes trouve son origine dans des tourments existentiels, celui de Garmadi, ce poète populaire, impertinent et engagé est surtout politique.
Croyant fervent au retentissement de la parole, il considère, dans la situation où il écrit, que le problème de la langue est un faux problème comparativement à celui de la création, de la liberté d’expression et de l’autocensure « Devant toute bouche trilingue et cousue, je dis « liberté » et « crachez le morceau » en arabe classique ou parlé, en français roté ou éternué : que le mot soit et puis viendront les comptes ».

« Oh mur j’ai mal d’avoir perdu la lune

Mal d’oublier le vent fécondant nos dunes

Mal de réduire chaque mot en signal d’alarme
Mal de marier ma vue avec la pierre gendarme »6
Et il ajoute plus loin en développant cette image obsessionnelle des sbires qui assurent la torture 
« Mal de nommer compatriotes des hommes candides

Qui grignotent des glibettes qui mangent du kadide

En dépeçant nos ongles marinés dans l’acide 

Qui font rougir de vin leur peau creusée de rides
En coupant nos idées dans leurs tenailles avides »7
Refusant le cri d’indignation et la polémique, Garmadi use au contraire de l’humour et de la raillerie acerbe. Conseils aux miens pour après ma mort8 où le poète observe la société maghrébine avec un regard critique, en est le meilleur exemple.
«  ne prononcez pas le jour de mes obsèques la formule rituelle
il nous a devancés dans la mort mais un jour nous l’y rejoindrons
ce genre de course n’est pas mon sport favori »

Mais si Garmadi, comme d’ailleurs Chebbi, porte parfois un regard critique sur son peuple et le traîne aux gémonies, il ne peut s’empêcher de nier l’amour qu’il lui porte. En témoignent ces vers
 « oh mon cœur friand m’en lasserai-je un jour
des mimosas frileux fleurissant mes retours (…)
des couleurs enivrées de nos murs blancs et bleus(…)
des dattes de lumières des pastèques de sang »8

 D’ailleurs, le titre du recueil  Nos ancêtres les bédouins est révélateur  de cet attachement à l’identité culturelle du poète et à son appartenance à cet espace géographique dont il célèbre les ancêtres

«ils sont là
nul ne peut les nier
nul slogan effaceur
ils sont la majorité héritée
profondeur lovée en palmes maghrébines
indomptable racine »
Cet homme qui a aimé intensément la vie : « Et vivant goulûment sous le ciel de ma ville »9 nous a quitté subitement à l’âge de quarante neuf ans. Mais il demeure parmi nous comme il l’a déjà  prophétisé dans Conseils aux miens pour après ma mort
 « si  parmi vous un jour je mourais
mais mourrai-je jamais
placez- moi donc au plus haut point de votre terre
et enviez-moi pour ma sécurité »
 Enfin, on vous quitte, Garmadi, figure emblématique de la littérature tunisienne d’expression française en vous laissant savourer des plaisirs étranges dans votre tombe
« Dans ma tombe aux dalles de lumière
Dans mon linceul transparent
Je m’égare
Dans le lointain de mes plaisirs 10
Finalement, le lecteur de cette présentation sommaire, soit-elle, n’aura qu’un fragment de la réalité de cet homme de lettres dont Jean Fontaine disait à propos de sa production littéraire qu’ « il mêle dans sa production diversifiée le fantastique et la révolte, l’étrange et le social, maniant le paradoxe pour mieux laisser transparaître la réalité »11
Salah Garmadi, qui a annoncé l’éclosion d’une nouvelle génération  défiant  toutes les formes et les idées reçues, est un auteur à mieux découvrir.

Dans le souci de vous faire aimer la poésie de Salah Garmadi, ce poète bilingue nous vous proposons un échantillon de sa création poétique en langue arabe accompagnée de sa traduction.

 

Conseils aux miens pour après ma mort


si parmi vous un jour je mourais
mais mourrai-je jamais
ne récitez pas sur mon cadavre
des versets coraniques
mais laissez-les à ceux qui en font commerce
ne me promette z pas deux arpents de terre
ne consommez pas le troisième jour après ma mort le couscous traditionnel
ce fut là en effet mon plat préféré

ne saupoudrez pas ma tombe de graines de figue
pour que les picorent les petits oiseaux du ciel
les êtres humains en ont plus besoin
n’empêchez pas les chats d’uriner sur ma tombe
ils avaient coutume de pisser sur le pas de ma porte tous les jeudis
et jamais la terre n’en trembla
ne venez pas me visiter deux fois par an au cimetière
je n’ai absolument rien pour vous recevoir
ne jurez pas sur la paix de mon âme en disant la vérité
ni même en mentant
votre vérité et vos mensonges me sont chose égale
quant à la paix de mon âme ce n’est point votre affaire
ne prononcez pas le jour de mes obsèques la formule rituelle :
« il nous a devancés dans la mort mais un jour nous l’y rejoindrons »
ce genre de course n’est pas mon sport favori 
si parmi vous un jour je mourais
mais mourrai-je jamais
placez-moi au plus haut point de votre terre
et enviez-moi pour ma sécurité

                                                                            Akrémi Ammar
 Professeur de français










      1- Notre rue - Nos ancêtres les bédouins1975
2- Introduction au livre Le frigidaire. Editions Alif 1986
3-Nouvelles - Editions Alif 1986
4-Recueil de poésies- Editions Cérès Productions. Tunis 1970
      5-Recueil de poésies. Editions Pierre Jean Oswald Paris1975
6-Emmurement –Nos ancêtres les bédouins
7-ibid.
8-Sidi-Bou-Said - Nos ancêtres les bédouins
9- Que faire- Nos ancêtres les bédouins
10-Surprise-party dans ma tombe- Nos ancêtres les bédouins
11- Histoire de la littérature tunisienne- tome III  Jean Fontaine.

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